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L' Atelier d'écriture La Vallière a proposé un concours de nouvelles aux sassenageois âgés de plus de seize ans

sur le thème "Au chateau des blondes "

Lors de la soirée qui clôture la saison 2008 / 2008, nous avons décerné le premier prix à

Alain Viguier

pour la nouvelle

"Blondes à craquer "

Consultez la procédure pour concourir en 2010

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Blondes à craquer

En ce jour d’été, rares étaient les piétons qui se risquaient sur les pavés surchauffés de la place Reverdy.  La fontaine égrenait quelques larmes et, sous le petit pont, le Furon, réduit à un ru anémique, musardait au fond de son lit chaotique.

En sortant du bureau de Tabac Presse, je ne résistai pas au flux d’air frais qui s’échappait de l’entrée du café de la place : je pénétrai dans la salle climatisée, plongée dans une pénombre bienvenue par ce temps de canicule. Je m’assis dans un coin, dépliai mon journal et commandai un citron pressé bien glacé.

A une table voisine de la mienne, des joueurs de belote, qui venaient de clore une partie, refaisaient le monde avec conviction.

Concentré autant que faire se peut sur ma lecture, j’essayais de ne pas me laisser distraire par leurs propos futiles, lorsque le petit homme replet qui me tournait le dos apostropha son vis-à-vis, un grand échalas qui mâchouillait un bâton de réglisse :

  • Tiens Louis, lui dit-il, toi qui te vantes de bien connaître l’histoire de Sassenage, dis-nous pourquoi le bâtiment qui abrite la mairie est appelé le Château des blondes.

Moi, qui ne suis qu’un Sassenageois d’adoption, j’aurais été bien en peine de répondre à la question ; j’allais peut-être apprendre quelque chose. Feignant toujours de lire afin de ne pas paraître indiscret, je ne perdis plus une parole de la conversation animée qui allait suivre. Louis arbora un large sourire :

-        Pour tester mes connaissances, tu aurais pu trouver quelque chose de plus compliqué, de moins connu, mais si je peux contribuer à pallier tes insuffisances, je vais m’y employer avec plaisir mon Jojo. Ecoute-moi bien : pendant le guerre, dans les salles attenantes au tunnel qui traverse l’édifice, s’était organisé le plus grand trafic de cigarettes américaines de tout le département. Et pour que tu mesures le degré de mon savoir, je vais te préciser un détail qui va te laisser coi : quand il y avait un arrivage, c’était en général sur le coup de midi, les initiés étaient avertis par une fumée blanche qui s’échappait de la plus haute cheminée de la toiture. Aussitôt, la nouvelle se répandait de bouche à oreille, non seulement à Sassenage, mais dans tout Grenoble. Voilà, monsieur, l’origine de cette appellation : les blondes, c’étaient tout simplement des cigarettes.

  • N’importe quoi ! intervint un troisième qui jusque-là n’avait pipé mot. L’histoire, Louis, on voit que tu ne l’as pas apprise à l’école, mais comme tu n’as pas dépassé le cours élémentaire, je te pardonne. Cependant, dans ce que tu as dit, une chose est à retenir, il s’agit de la fumée aux alentours de midi. Mais ce n’était pas un signal, tu confonds avec l’élection du pape. La fumée provenait de la friteuse installée par un petit malin qui transformait en chips les pommes de terre qu’il négociait au marché noir avec les maraîchers des environs. Les gens venaient chercher les frittes toutes chaudes pour améliorer leurs repas. Et pour que le secret ne soit pas éventé, on ne parlait jamais de frittes, mais de « blondes ». Ainsi quand on invitait quelqu’un à dîner, on disait : « Viens ce soir à la maison, autour de ma poule, il y aura quelques blondes ». Il fallait traduire : poulet frittes au menu.

Quelle imagination, Ernest, t’es encore plus nul que Louis et c’est pas peu dire ! Des cigarettes, des frites et puis quoi encore ? s’énerva le quatrième. La réalité, je vais vous la dire parce que mes sources sont incontestables.

- Et que le bon Dieu me double le RMI si je mens ! C’est un fait établi que le tunnel de la mairie a vu défiler des marchandises dont la provenance était plus que douteuse. Peut-être y avait-il dans le lot des cigarettes et même des patates, je ne le conteste pas, mais le gros du commerce, c’était l’alcool. Et plus particulièrement la bière. De la bière comme on n’en trouvait nulle part ailleurs.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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 Elle arrivait de l’Europe du nord, veloutée, ambrée, pétillante, autant vous dire qu’elle avait un succès fou auprès d’une population qui, sans elle, n’aurait eu que de l’eau et de la piquette pour se rincer le gosier. Quand on se promettait d’aller trousser une blonde au château, on savait bien ce que cela voulait dire au pays. Tous les anciens, s’ils n’étaient  pas au cimetière, vous le confirmeraient.

-Vous m’avez fait passer un bon moment tous les trois, reprit Jojo. C’est pas pour m’informer, évidemment, bande de rigolos, que j’ai amené ce sujet sur le tapis ; je voulais simplement savoir jusqu’où vous pourriez aller pour masquer votre inculture crasse. Je n’ai pas été déçu. Vous vous êtes empressés de concourir à la plus grosse bêtise pour impressionner la galerie. Quand on troussait une blonde il ne s’agissait pas de vider une canette et encore moins de griller une clope. Quant à la version du cornet de frittes, elle me laisse sans voix. La vérité vraie, je vais vous la dire parce que je la tiens de ma tante - paix à son âme, la brave femme ! - dont la belle-sœur faisait le ménage à l’église et au presbytère. Et je veux bien renoncer à l’eau que je mets dans le Pastis si un témoin de cette époque s’avisait de me contredire. C’est vrai qu’il s’en est passé des choses durant la guerre dans cette galerie des miracles !. Les blondes, elles venaient bien de l’Europe du nord et elles étaient, c’est exact, veloutées, ambrées, pétillantes, sauf que c’étaient des créatures bien en chair. Personne n’en parle parce que les Sassenageois, qui sont au courant, ne sont pas encore tous au cimetière et ceux-là n’ont pas envie qu’on rappelle à leurs femmes cet épisode délicat où ils prétendaient participer à des réunions nocturnes de soutien à la Résistance. Et je peux même vous dire que le curé ne donnait pas sa part au sacristain. Parfois, une blonde, qui prenait bien soin de recouvrir sa chevelure avec un foulard, rendait visite au curé et la belle-sœur de ma tante se faisait un plaisir de colporter dans tout le quartier : « Il y a encore un cierge qui s’est enflammé dans la cure et c’est pas les pompiers qu’il a appelés le prêtre pour éteindre l’incendie ! ».

A ce point de la polémique, les quelques consommateurs, qui se trouvaient dans la salle et qui n’avaient pas perdu une miette de ce tournoi verbal, se joignirent aux quatre compères dans un grand éclat de rires. Un seul parmi eux, cependant, un homme jeune, la quarantaine tout au plus, vêtu d’un costume clair et cravaté, ne sembla pas partager l’hilarité générale. Au bout d’une ou deux minutes, après que les rires se furent tus,  celui-ci déclara avec un rien de suffisance :

-  Excusez-moi messieurs, vos réécritures respectives de l’histoire sont peut-être amusantes, mais en tant qu’Attaché culturel de la mairie, je ne peux laisser passer sans réagir de telles inexactitudes. Permettez-moi de vous dire que les thèses que vous avez tour à tour défendues ont quelque cent cinquante ans de retard sur les faits tels qu’ils se sont réellement déroulés, et qui font qu’aujourd’hui on désigne l’hôtel de ville par ce beau nom de Château des blondes. C’est en effet en 1786 que le bâtiment fut construit. Il s’agissait d’une fabrique où de jeunes ouvrières très pauvres, issues du milieu rural, tissaient des dentelles de soie qu’on appelait les blondes. Pour vous en convaincre, il vous suffit d’aller lire la plaque commémorative fixée à l’entrée de la Galerie des Voûtes qui, soit dit en passant, n’a jamais été le lieu d’un quelconque trafic.

On vit alors cette chose surprenante : Louis déplia sa longue carcasse et non sans superbe déclara :

  • Monsieur l’Attaché culturel, avec tout le respect que l’on vous doit, quand vous sortirez d’ici, vous regarderez ce qui est écrit sur le fronton de cet honorable établissement. Vous y lirez « Bar Restaurant du théâtre » et vous comprendrez que vous venez d’assister gratuitement à une scène de théâtre d’improvisation. Car voyez-vous, monsieur, ce n’est pas insulter l’histoire que de la travestir et de l’enjoliver quand elle est triste, cela s’appelle jouer la comédie.

L’attaché culturel, probablement marri de s’être fait piéger, eut alors un geste de grand seigneur. Il se tourna vers le cafetier et, en réglant sa menthe à l’eau avec un gros billet, il dit tout haut : « Vous prendrez là-dessus les consommations de ces messieurs ».

                                                                                      AlainVIGUIER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Alain Viguier est aussi l’auteur de quelques ouvrages :

  • « Un dernier parfum d’eucalyptus », un récit autobiographique retraçant ses années de jeunesse dans son Algérie natale.
  •  « Djarzina » , un roman ayant pour cadre l’Algérie durant les années qui ont précédé l’indépendance de ce pays.
  • « Une molécule dans tous ses états », un conte écologique qui retrace le parcours étonnant d’une molécule d’eau au cours du cycle naturel de cet élément essentiel à la vie.

« Bienvenue sur Utoppia », utopie ou présage, un roman d’anticipation qui préfigure peut-être la société de demain.

 « Une planète et des hommes », Un état des lieux de notre société, mais aussi des pistes pour mieux faire.

Tous ces ouvrages sont édités aux Presses du Midi.  www.lespressesdumidi.fr

Disponibles en librairie sur commande, sur Internet et auprès de l’auteur     

 

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